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POSSÉDER LA NATURE

Environnement et propriété dans l'histoire

Frédéric Graber et Fabien Locher (dir.), Amsterdam, 2022

Tous les essais réunis dans ce volume collectif ne se valent pas, mais certains sont d’un intérêt considérable. Tous remettent en cause l’idée typiquement moderne d’un rapport au monde principalement pensé sous le prisme de la propriété. Tracer des lignes abstraites et demander « quel est le propriétaire ? », voilà qui relève d’un mode de pensée typiquement moderne, étranger à la fois aux pratiques coutumières européennes et à certaines sociétés contemporaines non occidentalisées. À chaque fois, penser la nature et ses usages via la seule propriété abstraite, c’est se détacher d’usages individuels et collectifs, différentiés et traditionnels, adaptés aux spécificités de chaque terre.

Parmi les essais les plus pertinents, signalons d’abord celui de Robert McC. Netting, sur la gestion du foncier dans une communauté relativement isolée des Alpes suisses. Cette étude a le mérite d’une très grande concrétude, en montrant d’abord la diversité des régimes de propriété, au sein d’une même communauté : on ne gère pas les pâturages alpins comme les forêts, les vignes ou les potagers. Si certaines parcelles relèvent d’une propriété individuelle plus ou moins absolue, d’autres ressources sont gérées collectivement, à commencer par les alpages et les forêts. Pour ces dernières, la gestion collective permet d’échapper à la surexploitation : « L’administration collective de la forêt permet que les coupes annuelles soient décidées par le conseil de village élu ». Plus généralement, pour toutes les ressources menacées de surexploitation, le village impose des restrictions permettant de préserver l’adéquation de la communauté avec la « capacité de charge » (carrying capacity) du milieu. C’est ainsi, par exemple, que l’immigration est sévèrement contrôlée. Aucun régime de propriété unique ne permet donc de penser, dans l’abstrait, les rapports entre les hommes et les choses. En revanche, l’impératif d’une relation équilibrée au milieu guide les différentes modalités d’usage. Le même message apparaît dans d’autres études du même volume, telle celle de Reviel Netz sur l’Ouest américain, qui étudie le passage du pâturage ouvert (range – nécessaire au maintien des troupeaux là où les terres sont peu productives) au ranch fermé. La diversité des pratiques apparaît enfin dans l’article que Richard Hölzl consacre à la foresterie en Allemagne : contre une foresterie scientifique, promue par l’État, des communautés se sont longtemps battu pour conserver des usages traditionnels de la forêt, et une gestion plus en adéquation avec les équilibres communautaires.

Un autre article fondamental est celui de Morton Horwitz sur la « flexibilisation » du droit de propriété sous l’influence du capitalisme naissant. Ce texte a le grand mérite de montrer que le droit de propriété n’est en aucun cas un principe permettant de penser de manière complète et cohérente les rapports entre les hommes et les biens. Ou, pour le dire autrement, il existe des manières très différentes – et contradictoires – de penser le droit de propriété. Ainsi là où, dans les pays de common law, la propriété a longtemps été pensée de manière « conservatrice » pour empêcher ce qui affectait l’intégrité de tel ou tel terrain, il a peu à peu été réinterprété au service de l’essor industriel. Le changement est majeur : un droit de propriété « conservateur » aurait par exemple pu s’opposer à toutes les activités industrielles en bordure des rivières, en raison des nuisances mêmes infimes qu’elles pouvaient causer en aval. Pour que l’essor industriel pût se faire, il a fallu repenser de fond en comble le droit de propriété, et faire une place plus large au droit du pollueur, dès lors que cette pollution créée de la « valeur ». Horwitz retrace les étapes de cette évolution, et montre notamment comment des principes tels que « l’usage raisonnable » ou la « mise en balance » ont peu à peu modifié le droit américain. Le nouveau droit de propriété n’avait plus pour objet la jouissance paisible des terres, mais la maximisation de leur valeur productive.

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