LA PART COMMUNE
Critique de la propriété privée
Pierre Crétois, Éditions Amsterdam, 2020
Le livre de Pierre Crétois d’un intérêt majeur. Dans la lignée des travaux de Rafe Blaufarb et des études sur les communs, il nourrit de manière fort utile les débats actuels autour du droit de propriété. En introduction, l’ouvrage rappelle quelques vérités essentielles que beaucoup trop d’auteurs continuent à ignorer. Tout d’abord, que le droit de propriété moderne – individualiste et exclusif – ne trouve pas sa source dans le droit romain, mais dans la réinterprétation que les juristes médiévaux, à partir d’auteurs comme Bartole au XIVe siècle, ont fait du droit romain. Ensuite, que la Révolution de 1789, guidée par des principes profondément individualistes, a été un tournant dans l’essor de la propriété moderne. À ce moment, la propriété a cessé d’être une pratique sociale pour être définie par son exclusivité : plutôt que fondée, comme dans la société féodale, sur des liens communautaires, elle revendique pour fondement le droit d’exclure autrui.
Le cœur de l’ouvrage consiste à démontrer que le droit de propriété, entendu comme individualiste et exclusif (à la suite, notamment, de John Locke), est un non-sens. Prise au sérieux, la pensée libérale qui le sous-tend mène à des apories. Il n’est pas question ici de détailler les arguments très riches et convaincants donnés par Pierre Crétois. Mentionnons simplement quelques points. L’auteur s’attaque à l’idée lockéenne selon laquelle la propriété est justifiée par le fait que l’homme incorpore son travail aux choses. Cette idée ne peut être pleinement satisfaisante, car nombre de caractéristiques de nos possessions ne sont pas le fruit d’un travail, mais d’un héritage quelconque. Pierre Crétois montre aussi que la propriété a toujours une dimension sociale, car la société créée toujours des conditions dans lesquelles un certain travail peut être exercé et créer de la valeur. Il cite là l’exemple célèbre tiré de Proudhon, selon lequel l’obélisque de Louxor peut être élevée en un jour par 200 personnes, mais pas en 200 jours par une personne. Cet exemple nous montre qu’il y a une valeur irréductible de la coopération en société : si l’on affirme que toute propriété vient du travail, alors on doit aussi souvent admettre que la société est elle-même copropriétaire.
À nos yeux, la partie la plus forte de l’analyse est celle dans laquelle l’auteur montre que le droit de propriété ne peut pas fournir une théorie sociale complète, contrairement à ce que prétendent nombre d’auteurs libéraux. Qu’est-ce à dire ? Si l’on imagine un ordre intégralement fondé sur la propriété privée, il y aura toujours des situations où les conflits ne pourront pas être résolus par le seul appel au droit de propriété, mais devront faire appel à une norme de justice extérieure. En d’autres termes, la propriété ne peut jamais complétement se passer d'un cadre social.
De là découle une vision renouvelée de la propriété. Celle-ci est le droit de faire usage des choses qui nous reviennent, conformément à une norme de justice. Pierre Crétois écrit à juste titre : « Les choses sur lesquelles portent ces droits sont conçues non comme une matière inerte sur laquelle s’exercerait la maîtrise de l’individu, mais comme des lieux dont les parties interagissent et dans lesquels nos existences sont hébergées ». Un seul bémol : on ne le suit pas totalement dans le dernier chapitre sur la question de l’accès au biens, où le raisonnement reste ancré dans une perspective à nos yeux parfois trop individualiste (par exemple lorsqu’il suggère d’attribuer des droits à des individus, dans une perspective qui rappelle les débats sur le revenu universel). Modulo ces réserves mineures, le livre est d’une grande profondeur.

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