
PAVILLONS DE COMPLAISANCE : UNE FACE CACHÉE DE LA MONDIALISATION
Contexte
L’immense majorité des biens que nous consommons ont voyagé sur la planète avant de nous parvenir. Entre 80 et 90% des biens échangés internationalement sont transportés par voie maritime (porte-conteneurs, tankers, vraquiers, etc.). Le transport maritime est donc la « colonne vertébrale » sans laquelle la mondialisation n’aurait pas l’étendue qu’on lui connaît. Or, le transport maritime a profondément évolué, depuis 4 à 5 décennies, pour échapper à toute forme de responsabilité territoriale, ou presque. Au cœur de ce système : les pavillons de complaisance, qui permettent une évasion réglementaire et fiscale quasi-systématique de la part des transporteurs. La grande majorité du commerce mondial est aujourd’hui le fait de navires immatriculés dans des pavillons de complaisance.
Pavillons de complaisance : une forme d’évasion fiscale et réglementaire
En droit, les eaux internationales échappent à toute forme de souveraineté étatique. Un navire y est considéré comme une partie du territoire dont il arbore le pavillon. Le pavillon d’un navire détermine donc sa « nationalité » et le droit national auquel il est soumis – ceci incluant le régime fiscal, les réglementations sociales, techniques ou environnementales, etc.
Traditionnellement, le droit international se fondait sur l’idée qu’il devait exister un « lien substantiel » (genuine link) entre le navire et le pavillon. Par exemple, un navire ayant un propriétaire français était immatriculé en France. En retour, la France veillait à l’application de son droit national (et des conventions internationales ratifiées par la France) sur ce navire. Jusque dans les années 1970 environ, avec certaines exceptions, l’application de ce principe a dominé.
Depuis lors, le recours à des pavillons de complaisance a explosé. Pratiquement, certains États autorisent des navires étrangers à arborer leurs pavillons, en l’échange du paiement de droits. Ces États sont souvent petits et peu exposés aux risques maritimes. Par exemple, un navire ayant un propriétaire français peut être immatriculé au Libéria, quand bien même il n’a aucun lien avec le Libéria et n’ira jamais au Libéria. Alors qu’ils étaient minoritaires au début des années 1980, les pavillons de complaisance sont aujourd’hui majoritaires, et représentent jusqu’à 80% du tonnage mondial, par exemple pour les porte-conteneurs (voir Figure). Les trois pavillons de complaisance les plus populaires sont, à l’heure actuelle, le Panama, le Libéria et les îles Marshall. Le recours aux pavillons de complaisance concerne notamment les plus gros transporteurs de la planète (MSC, CMA-CGM, etc.).
Pour les transporteurs, le recours à un pavillon de complaisance offre de nombreux bénéfices :
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Évasion fiscale : Outre le paiement des droits d’immatriculation, les pavillons de complaisance offrent souvent un taux d’imposition de 0% aux sociétés détenues à l’étranger.
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Évasion réglementaire : Les pavillons de complaisance offrent souvent des réglementations plus légères en matière sociale (par exemple, recours à des équipages moins nombreux et moins formés, ou se comprenant mal) ou environnementale (par exemple, maintien de navires trop âgés). Ils sont signataires d’un nombre plus faible de conventions internationales, et ne disposent parfois pas des moyens permettant de faire appliquer les conventions sur lesquelles ils se sont engagés.
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Anonymat des bénéficiaires : Les détenteurs de sociétés immatriculées dans les pavillons de complaisance sont souvent gardés secrets, et ces sociétés ne sont souvent tenues à la publication d’aucune information comptable. Cet anonymat rend très compliquée l’identification par un juge des bénéficiaires en cas de dommages, par exemple de marée noire. Ainsi, certaines responsabilités peuvent n’être jamais établies.
ENCADRÉ : Deux exemples d’évasion.
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Pour les navires âgés de plus de 15 ou 20 ans, nombre de pays imposent des contrôles supplémentaires préalablement à l’immatriculation d’un navire. Certains pavillons de complaisance n’imposent pas de limites d’âge, et l’on observe de nombreux navires optant pour ceux-ci lorsqu’ils atteignent ces limites d’âge.
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Pour les navires en fin de vie, certains pays (notamment l’UE) imposent un recyclage propre. Pour y échapper, certains États offrent des immatriculations spéciales, pour un seul voyage, permettant à un navire de changer de pavillon le temps que celui-ci aille s’échouer sur des plages au Bangladesh, en Inde ou au Pakistan. Un des pavillons les plus populaires pour cela est celui des îles Palaos.
Les limites de la régulation actuelle
Face aux pavillons de complaisance, la régulation peine à être satisfaisante.
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Le contrôle par l’État du port (port state control) est utile mais insuffisant. Il consiste pour les États à contrôler de manière aléatoire l’application de leurs propres normes sur les navires entrant dans leurs eaux territoriales. D’une part, ces contrôles ne permettent pas d’éviter aux navires de qualité inférieure de circuler dans les eaux internationales. D’autre part, on observe que les navires les plus vieux et de moins bonne qualité se déplacent vers les pays où les contrôles sont moins réguliers ou défaillants.
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Une gouvernance internationale ou mondiale est vouée à l’échec. D’une part, les incitations des pavillons de complaisance à ne pas s’aligner sur les autres pays sont considérables. Au sein même de l’UE, des pays comme Chypre ou Malte rechignent à augmenter les contrôles. D’autre part, à l’échelle du monde, l’Organisation maritime internationale (OMI) est de facto contrôlée par les pavillons de complaisance.
Recommandations
Pour lutter contre les dommages causés par les pavillons de complaisance, beaucoup de « fausses bonnes idées » existent. Par exemple, affirmer qu’il suffirait d’interdire les pavillons de complaisance dans les ports nationaux n’a guère de sens. Tant que les frontières commerciales sont ouvertes, de telles interdictions seraient aisément contournées. Par exemple, les marchandises transportées par des pavillons de complaisance pourraient être transbordées sur d’autres navires avant d’accoster, ou pourraient être déchargées dans des ports étrangers proches, et acheminées localement par d’autres moyens de transport.
À l’inverse, il paraît plus efficace d’admettre que l’ouverture des frontières commerciales offre aux transporteurs des possibilités d’évasion réglementaire et fiscale presque sans limites. Quand les frontières commerciales sont abaissées, les États se trouvent mis en concurrence les uns vis-à-vis des autres, et doivent peu à peu négliger la poursuite d’un bien commun enraciné pour s’aligner sur les intérêts commerciaux à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, il importe de reconnaître que c’est l’ouverture commerciale elle-même qui, si elle peut être bénéfique par certains aspects, a aussi des coûts cachés, qui se traduisent par un oubli des communs. Face à cela, une politique protectionniste très simple, taxant de manière uniforme les biens traversant les frontières, permettrait de réduire les flux commerciaux actuellement dopés par le contournement des réglementations et des impôts.

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