LES COÛTS SOCIAUX DE L'ENTREPRISE PRIVÉE
Karl William Kapp, Les Petits Matins-Institut Veblen, 2015
D’abord paru en 1950, puis sous une forme révisée en 1963, l’ouvrage de Karl William Kapp, Les coûts sociaux de l’entreprise privée, n’a pas eu la postérité qu’il méritait. Quand on le considère avec plusieurs décennies de recul, sa pertinence nous apparaît comme sidérante. La plupart des grands thèmes actuels qui tournent autour de la « responsabilité » des entreprises y sont déjà annoncés. Kapp montre que la grande limite de l’entreprise privée est son incapacité à prendre en compte les « coûts sociaux », comme la pollution de l’air ou de l’eau. L’analyse est très précise sur nombre de sujets, et demeure d’une actualité frappante : ainsi, il est déjà question d’épuisement des sols, d’exhaustion des ressources en pétrole et en charbon, ou des maladies causées par la pollution. Kapp montre aussi que certains coûts sociaux ne sont pas directement attribuables à l’entreprise en tant que telle, mais à la nature des environnements concurrentiels. Par exemple, dans une situation de concurrence, les entreprises sont incitées à surenchérir dans les dépenses publicitaires, ce qui est un gaspillage pour la société dans son ensemble.
Mais l’originalité de Kapp ne s’arrête pas là. Car, pourra-t-on rétorquer, ces « coûts sociaux » sont bien connus des économistes : ce sont les « externalités » déjà décrites par Pigou en 1920 (The Economics of Welfare). Kapp montre que, si la théorie économique n’ignore pas de tels effets, elle en fait peu de cas, tout au plus des coûts auxiliaires qui ne remettent pas en cause son paradigme de base (la maximisation de l’utilité individuelle, etc.). À l’inverse, Kapp considère que l’existence très générale de ces coûts sociaux disqualifie profondément le paradigme de l’homo œconomicus et tout ce qui en sort : la valorisation de la concurrence, l’idée selon laquelle tous les phénomènes sociaux sont amenés à s’équilibrer en vertu de l’offre et de la demande, etc. Sur ce dernier point, Kapp montre par exemple que, loin de mener à des rééquilibrages naturels, les coûts sociaux s’accumuler jusqu’à ce que des effets de seuil se produisent, qui remettent en cause les conditions mêmes de l’activité productive : c’est par exemple ce qui se passe lorsque, par érosion ou pollution progressive des sols, une terre finit par se transformer en désert incultivable. Dans de tels processus, il n’y a pas retour à l’équilibre, mais changement d’équilibre. Or la théorique économique est incapable de penser ce genre d’événements. C’est pourquoi Kapp appelle à une refondation de l’économie sur des bases entièrement nouvelles, qu’il esquisse en fin d’ouvrage – mais qu’il n’aura malheureusement guère l’occasion d’élaborer dans le reste de son œuvre.
Signalons enfin que cette réédition s’accompagne d’une préface lumineuse de Jacques Richard, qui élabore certains des arguments de Kapp avec l’œil du comptable. Lorsqu’elles produisent leur comptabilité, nous dit-il, les entreprises doivent prendre en compte le coût de renouvellement de leurs machines (c’est l’amortissement). Mais rien ne leur impose de prendre en compte le coût de renouvellement de leurs salariés ou de la nature qui les environne. N’ayant pas à comptabiliser l’usage de ces ressources, elles les surexploitent. C’est là une manière tout à fait intéressante de lier la pratique de la comptabilité à l’entreprise capitaliste et à ses coûts sociaux.

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