LE MYTHE DE L'ENTREPRENEUR
Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley
Anthony Galluzzo, Zones, 2023
Anthony Galluzzo était l’auteur en 2020 d’un ouvrage de très grande qualité, La Fabrique du consommateur. Son deuxième ouvrage n’est pas aussi riche, mais il a le mérite de se confronter à l’un des plus grands mythes contemporains : celui de l’entrepreneur. Evitons les malentendus : il ne s’agit pas de critiquer les entrepreneurs eux-mêmes, bien entendu, mais le mythe dont ils font l’objet depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Ce mythe fait partie intégrante de la modernité individualiste et libérale, et est peut-être même sa plus grande promesse.
Car, au fond, qui est l’entrepreneur dans la mythologie contemporaine ? C’est quelqu’un qui n’est le produit que de lui-même, qui n’est issu de rien et ne doit son essor qu’à ses qualités, c’est l’être prométhéen qui créé ex nihilo. Tous les « barons voleurs » de la fin du XIX siècle ont construit ainsi leur mythologie : ils sortent de la rue, ou des chemins boueux d’une campagne négligée. Steve Jobs, l’ancien patron d’Apple, - qui fait l’objet d’une attention spécifique dans ces pages – sort du garage de ses parents, où il avait installé ses premiers ordinateurs. Pour bien voir ce que de telles mises en scène ont de profondément modernes, raisonnons en filigrane : qu’est-ce qui est absent de ces mythes ? Le milieu social bien sûr, les familles, les communautés, le bain intellectuel d’une époque. Bref, le collectif. Si le mythe de l’entrepreneur est profondément moderne, c’est parce qu’il survalorise le pouvoir de l’individu, tout en dévalorisant le collectif, qui n’existe plus. L’entrepreneur, c’est celui qui s’élève sans le collectif, souvent même contre lui.
Une fois les tenants du mythe mis en lumière, il est possible de réinsérer l’entrepreneur dans le tissu social. C’est ce que fait notamment Anthony Galluzzo dans le cas de Steve Jobs. Plus le que génie visionnaire créateur de l’ordinateur personnel, celui-ci apparaît plus justement comme l’héritier de nombreuses filiations intellectuelles (il n’a pas pensé l’ordinateur contre d’autres qui n’y croyaient pas, mais au sein d’un milieu qui avait produit de nombreux travaux avant lui). Un tel travail de démystification n’enlève rien à tel ou tel « entrepreneur ». Il dépouille en revanche la modernité d’un de ces mythes centraux. Car la modernité, au fond, est-elle autre chose que la promesse pour chacun de pouvoir être « entrepreneur de sa propre vie », hors de toute communauté sociale.

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