INVESTIR POUR NOS VALEURS ?
Les cinq failles de la finance responsable : entre promesse et réalité
Mickaël Berrebi, Eyrolles, 2022
L’idée qu’il faut moraliser le capitalisme et l’investissement est ancienne. On en trouve des traces dès le XVIIIe siècle. Depuis au moins deux décennies, l’investissement dit « socialement responsable » (ISR) connaît une nouvelle vogue, porté entre autres par les préoccupations écologiques. Chaque année ou presque, la part des actifs gérés dans des fonds d’investissement « responsables » augmente bien plus vite que le volume des actifs totaux sous gestion. Dans un pays comme le Canada, environ 62% des actifs gérés le sont déjà via des fonds dits « responsables ».
Cette lame de fond, d’une ampleur considérable pour le secteur financier, suscite étonnamment peu de regards critiques. Pourtant, la finance responsable est-elle aussi vertueuse qu’elle le promet ? Le grand mérite de l’ouvrage de Mickaël Berrebi est de nous offrir un regard justement critique, en même temps qu’une très sérieuse introduction au secteur de la « finance verte ».
Le principal reproche qu’il adresse à la « finance responsable » est son manque de transparence et sa nature « cacophonique ». Ce problème a plusieurs aspects. Historiquement, les fonds souhaitant porter certaines valeurs procédaient par l’exclusion pure et simple de certaines industries de leurs portefeuilles. Par exemple, un fond s’interdisait d’acheter des actions des industries d’armement ou des fabricants de tabac. Si cette pratique demeure, elle n’est plus dominante. Sous couvert d’investissement responsable, il est aujourd’hui possible d’investir dans tout et n’importe quoi : des activités pétrolières, pourvu qu’elles soient les « plus responsables » parmi toutes les sociétés pétrolières ; ou alors, la pire des sociétés pétrolières, pour peu qu’elle se soit engagée à devenir « un peu moins pire » (ce qui aura un « impact » positif). En l’absence de cadre clair, des pratiques extrêmement diverses sont donc possibles.
Pour identifier les sociétés « responsables », il faut alors se fier à des notes (scoring), souvent calculées par des agences spécialisées. Un second problème surgit immédiatement. Ces notes reflètent une hiérarchie de valeurs propres à l’agence qui les calcule, et peuvent varier considérablement d’une agence à l’autre. Nombre de travaux universitaires ont ainsi montré une corrélation très faible entre les notes données à une même entreprise par des agences différentes. Pire, des entreprises à l’origine de scandales majeurs (Volkswagen, Orpea), ont souvent eu d’excellentes notes ESG. Diverses initiatives – comme les Principes pour l’investissement responsable, ou PRI, sous l’égide de l’ONU en 2006 – ont tenté de clarifier les choses, mais sans réel succès à ce jour. Et pour de bonnes raisons : définir ce qu’est une entreprise « responsable » suppose de faire appel à une hiérarchie de valeurs particulière, et il n’y a aucune raison pour que tout le monde soit d’accord. Par exemple, certains considèrent le nucléaire comme une énergie responsable (car il ne rejette pas de carbone), d’autres comme irresponsable (en raison des risques liés aux déchets). Mickaël Berrebi note aussi un point intéressant : la quasi-totalité des agences produisant les notes ESG sont américaines, et contribuent donc à imposer une vision américaine de la « responsabilité ».
Ces interrogations en soulèvent encore une autre. La part des actifs « responsables » peut-elle croître indéfiniment ? Un monde où 100% des actifs seraient « responsables » a-t-il un sens ? Et comment peut-on raisonnablement qualifier de responsables des fonds indiciels (où les gérants ne jouent aucun rôle actif), des investissements en produits dérivés ou sur les marchés monétaires (à très court terme) ? En filigrane, on saisit le cœur du problème : l’incapacité de notre époque à donner un sens substantiel au mot « responsabilité ». Par conséquent, il n’est pas impossible qu’une large part de la « finance verte » s’apparente à du greenwashing. Mickaël Berrebi rappelle opportunément que c’est à Rockefeller que l’on doit le terme « finance à impact ». De quoi laisser songeur.
L’auteur conclut justement : s’il y a des hiérarchies de valeurs à faire valoir, il est plus transparent que celles-ci s’imposent politiquement, par la régulation. Ajoutons une chose : l’immense flou qui entoure la « responsabilité » des entreprises appelle aussi un débat sur leur statut juridique et leur capacité, actuellement très grande, à se déterritorialiser pour échapper aux réglementations nationales.

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